Le thé

Le thé

Il commence à se faire tard, quatre heures, quatre heures et demie peut-être ? Le soleil ne va pas tarder à descendre en-deçà de l’horizon. Ce sera immédiatement la nuit.

            Elle attend. Debout, appuyée sur le dormant de la porte fenêtre entre-ouverte, son regard perdu dans le lointain, elle attend. Il faut dire que la nature alentour appelle le regard à l’admiration, peut-être même à la méditation.

         La pluie vient juste de cesser, la lumière devient plus claire comme si l’eau  purifie les arbres, l’herbe et la poussière si envahissante. Les odeurs de fruitiers et de fleurs captent le cerveau et on sait comme l’ivresse endort tous les sens éveillés. Quelle contradiction !                                                    

         Le début du printemps est sa saison préférée. Un mélange de mélancolie et de joie.

         Rêveuse, le regard dans le vague, elle se remémore sa journée passée.                                

Depuis le réveil, ponctué par les éclats de rire cristallins de ses jumelles, elle sait que c’est l’heure de se lever, de préparer le petit déjeuner pour toutes les trois. Elle n’a pas arrêté ! Après avoir fait une toilette de chat, enfilé sa tunique, elle a téléphoné à sa mère. Il est convenu que cette dernière vienne chercher ses petites-filles de deux ans et demie.

Seule dans sa cuisine, elle avale une tasse d’eau chaude. Ce matin, elle a eu l’intuition que ce serait le dernier matin à boire cette boisson.

         La journée est particulièrement excitante, chargée de travail et d’émotion. En effet, elle reçoit un ami de son défunt mari. Il lui a envoyé un télégramme pour l’avertir de sa visite. Il lui a dit ne pas arriver  seul. Il a précisé qu’il vient lui remettre les dernières volontés de son mari.

         Debout, immobile contre la porte fenêtre, elle se pose mille questions. Elle sent en elle une impression nouvelle ; curieusement, elle est calme, heureuse de vivre ce moment où les images du visage de son époux lui apparaissent. 

         Dieu sait si elle l’aimait, l’avait tendrement aimé.

Elle se remémore les discussions qu’ils ont eu ensemble sur la mort : un passage naturel dans la vie de chaque être vivant, une séparation douloureuse pour celui qui reste, une source de confiance et de force dans la vie de celui qui continue de vivre.

         Bien sur, ils étaient amoureux lorsqu’ils se sont dits toutes ces choses ! Ils partageaient la joie de vivre ensemble et heureux d’accueillir l’enfant à naître.

         La réalité a raconté tout autre chose.

         Aujourd’hui deux années et quelques mois se sont écoulés, la visite de cet étranger l’intrigue.

         Ce matin, après avoir installé ses deux filles dans le taxi que sa mère a pris pour venir les chercher et de tendres mots échangés, elle est montée dans le grenier. En passant, elle s’est arrêtée dans sa chambre, a appuyé sur le bouton du magnétophone. Elle s’est imposée du rangement, les vêtements que les enfants ne mettent plus, elle doit les nettoyer avant de les donner. Cela fait longtemps qu’elle doit trier les livres et cahiers entassés sur les étagères. Elle s’est toujours jurée de ne pas s’apitoyer sur son sort lorsqu’elle s’active dans le grenier. À quoi bon ressasser ce qu’elle ne vivra plus. Elle ne jette rien. Elle veut transmettre à ses enfants cette période de vie qu’elle a chérie.

            La musique du film « India Song » tourne en boucle. Finalement, la faim et la fin de son entreprise la font descendre dans la cuisine. Elle se prépare une soupe de crevettes aux vermicelles avec de la coriandre fraîche.         

            Il lui reste du temps pour se préparer à recevoir cet inconnu qui ne vient pas seul ! Cette pensée l’amuse. Elle monte les escaliers pour éteindre le magnéto.

            Elle s’impatiente à attendre, appuyée sur la porte-fenêtre ! Une ballade s’impose. Elle sort de la maison, prend l’allée des manguiers. L’odeur du chèvrefeuille mélangé à celle des manguiers lui procure toujours autant de plaisir. Le sourire collé au cœur, elle se rend compte qu’elle marche d’un pas vigoureux. Son être en alerte lui exprime une inquiétude. Une peur ? … Oui, parce qu’elle vient de réaliser que son mari a donné ses dernières volontés à un ami qui met plus de deux ans à se manifester ! Se bousculent en elle des questions qui en appellent d’autres.

Elle passe sous le porche, prend le sentier qui longe un champ, marche un bon kilomètre. Elle s’assoit délicatement dans l’herbe tout juste mouillée par la pluie. Elle n’aime pas ce chemin. À cet instant où elle se fait cette réflexion, elle se rend compte qu’elle prend ce sentier chaque fois que son esprit est préoccupé.

            Elle se souvient de cette journée étouffante où une voiture décapotable, pleine de boue, était stationnée dans la cour. Elle revenait de cette promenade ; elle soufflait beaucoup, elle s’en souvient. Elle avait accéléré l’allure, son ventre fortement arrondi par l’attente des jumelles – le médecin venait de le lui annoncer. Deux hommes armés avaient sauté de la voiture

         Dans sa mémoire, elle revoit l’expression du visage de ces deux militaires : sobre, distant, correct.

         Elle a deviné tout de suite. Ils parlaient de son mari, Lie Li Sun. Elle n’entendait plus. Elle n’avait pas pu demander plus de détails. Ils étaient repartis, elle chancelante debout dans la cour seule avec un bout de papier entre les doigts – certificat de décès de son mari.

         Aujourd’hui, elle veut tout savoir des circonstances de cette mort. Bien sur, en cas de guerre, la mort côtoie le jour, la nuit, la nature, les êtres vivants. Elle le sait.

         Aujourd’hui est un jour différent.

         La nuit commence à la plonger dans le noir lorsqu’elle entend un bruit de moteur d’avion tout proche. L’idée qu’il peut atterrir ici l’amuse. Elle aime se raconter des histoires improbables ! Aucun avion n’a jamais atterri dans ce champ. Un casse-cou se fait elle la remarque ! Sauf qu’elle voit les phares s’approcher,  l’avion descendre sur la prairie, passer au-dessus d’elle, atterrir près de la maison ! Elle n’en croit pas ses yeux. En plus, le bruit du moteur de l’avion-brousse se tait ! Elle accélère le pas à sa rencontre, devine la silhouette d’un homme qui vient de sauter hors de la carlingue. Elle le regarde. Il sort un énorme ballot de l’arrière. Il se tourne lentement en direction de la maison, hésite sur le chemin à prendre et avance d’un pas chancelant, peut-être parce que le voyage a été long. C’est en tout cas ce qu’elle se dit. Elle remarque qu’il est seul. 

Il a un drôle d’accoutrement. Elle agite ses bras en l’air, il vient de tourner dans l’allée des manguiers  Elle commence à courir pour le rejoindre, Il ne l’a pas vue.  Elle prend un raccourci, file tout droit en direction de la maison, entre par la porte de l’office. 

         Elle lui fait face, elle à l’intérieur, appuyée au mur. Elle reprend son souffle! Il ne la voit pas et il s’en inquiète : elle le perçoit dans sa façon de tourner la tête, à la recherche d’âme qui vive, dans sa démarche à l’approche de la demeure. Tout se lit dans son corps. Il est grand, une chevelure noire épaisse et courte juste dans le cou. Son regard noir encerclé de cils longs, emprisonnés dans des lunettes d’aviateur offre à cet instant un regard déterminé à comprendre où peut bien se cacher la propriétaire des lieux. Elle devine son torse musclé dans un Marcel blanc, dans sa veste en cuir marron. Il doit avoir trente cinq ans environ. Elle le trouve distingué.

         À l’intérieur de la maison, tout est noir, le groupe électrogène est encore éteint. L’homme, arrivé devant la terrasse, balance son fardeau, provoquant un nuage de poussière.

« Y a-t-il quelqu’un ? » crie-t-il.

         Elle traverse le salon, pousse la porte-fenêtre et s’avance à la rencontre de l’ami de son mari, la main droite tendue prête à serrer la sienne. Ils se regardent un moment. Elle l’invite à entrer et la suivre jusqu’à la cuisine éclairée aux bougies. Lui tirant une chaise pour s’y installer, elle part allumer le groupe électrogène. De retour à la cuisine, après avoir soufflé les bougies, elle lui propose une tasse d’eau chaude ou un verre d’eau fraîche. Il ne répond pas. Intriguée, elle lève les yeux vers les siens qu’elle découvre pour la première fois car il vient d’enlever ses lunettes. Elle sent une tension monter et ne comprend pas ce qui se passe à cet instant. Elle ressent à la fois de l’amusement et des interrogations. Elle ne pose aucune question, se dirige vers le cellier, revient avec des biscuits au gingembre, les pose sur la table, met le gaz  sous la bouilloire, attrape deux tasses sur le buffet à coté de la gazinière et un verre.

Elle s’assoit en face de lui.

         – « Avez-vous fait bon voyage, venez-vous de loin, restez-vous dîner ? J’ai préparé la chambre d’amis.»

Elle s’amuse intérieurement. Elle s’observe retrouvant des gestes amicaux et des formulations sociales. Elle se détend.

Un silence s’installe. Celui qu’on connaît, celui de quand on va bien : il est léger, plein. Il signale une tranquillité, il raconte à ceux qui le partage une histoire universelle : la paix. Et personne ne veut la briser.

Ils lèvent les yeux, se regardent en souriant et chacun repart dans ses pensées.

Au bout d’un certain temps, elle avance la main vers la sienne, exerce une pression  comme pour le réveiller puis la retire.

Ils se regardent une nouvelle fois.

  • « comment vous appelez-vous, ami de mon mari ? »
  • « Aio Ze Dong !» Toute gène est maintenant dissipée.

– « Aio Ze, soyez le bienvenu dans cette humble demeure. Je serai sans doute maladroite dans mes gestes car je n’ai reçu personne dans cette maison depuis la mort de Lie Li. Aujourd’hui, votre venue change le cours de mes habitudes. Soyez indulgent. Je vous en remercie. Nous dînerons de quelques légumes ramassés dans le potager, les poules sont généreuses et le voisin me fournit le riz et la farine, ce qui me laisse le plaisir de manger les pâtes de ma confection. Tout en l’écoutant, Aio Ze se demande de quelle manière il va expliquer sa visite. Il en est là de ses réflexions quand le son strident de la bouilloire se met à siffler si fort qu’il se lève brusquement, éteint le gaz et revient s’asseoir.                                                

Il est penaud, pas chez lui ! Il se met à rire nerveusement, ce qui déclenche chez elle un fou rire généreux. Quelle histoire se dit-elle !

– « Madame, commença-t-il solennellement. Je vous remercie de votre hospitalité. Je l’accepte. Cela me donnera le temps de détailler l’histoire que je suis venu vous raconter.

Lorsque la guerre a commencé, il y a environ trois ans, j’ai été recruté dans l’armée de l’air, mon brevet de pilote en poche. J’ai été affecté au service des transports de  blessés et lors d’un des bombardements terrestres sanglants opérés par les américains, j’ai rencontré Lié Li. Il était lui-même affecté dans un service sanitaire à Mai Wue, petite ville au nord du pays. Je l’avais remarqué parce qu’il avait les yeux clairs. De plus, c’était un homme rayonnant, état inhabituel en pareille circonstance, entouré moi-même de soldats drogués. Je me souviens d’avoir atterri dans des conditions catastrophiques. Les balles sifflaient de tout coté et j’étais épuisé nerveusement. Je transportais une femme et trois de ses enfants. Leur vie ne tenait qu’à un cheveu.

            Votre mari, après avoir installé les blessés au bloc, donné les premiers soins médicaux, m’offrit avant que je ne reprenne les commandes de mon avion, une boisson chaude dont aujourd’hui encore je savoure le goût. Je lui en fis compliment et il promit de m’en offrir à mon prochain passage. Je n’ai pas eu à attendre bien longtemps, les blessés devenaient de plus en plus nombreux et mes visites au centre sanitaire plus fréquentes.

Quelques mois après notre première rencontre, il me fit part de son inquiétude. Le centre devenait la cible de l’ennemi.

            Il me raconta sa guerre à lui, l’apaisement de tant de souffrances physiques. Il partait chercher autour du dispensaire dans la foret des plantes pour sa médecine. Lors d’un de ses périples, il découvrit une exploitation de feuilles de thé. Et des coquelicots à perte de vue. Avec l’accord du propriétaire, il en ramassait. Il extrayait les graines des coquelicots pour en faire des tisanes et ajoutait des feuilles de thé aux cataplasmes qu’il concoctait avec toutes sortes de plantes. Lors d’un soin, il s’était rendu compte que les blessés souffraient  plus qu’habituellement. Il avait oublié les feuilles de thé.

Quelle découverte !

Il me fit promettre en cas de malheur, de rencontrer le propriétaire de l’exploitation de thé pour lui acheter des plants et vous les apporter, madame. Il y a dans le sac que j’ai laissé à l’entrée de la terrasse un échantillon de la récolte de l’an dernier. »

Il sort de la poche de sa veste une enveloppe.

– « Voici le titre de propriété du champs sur lequel j’ai atterri, rédigé à votre nom. Ainsi que les résultats d’analyse du sol confirmant la pertinence de planter du thé. Je dois aller chercher les 100.000 pieds de ces théiers qui viennent d’arriver. Lie Li m’a fait promettre de les planter chez vous, de faire l’installation des séchoirs et selon son désir, je me suis mis en relation avec une firme au sud du pays, non loin de chez vous, qui fait du négoce. Je suis venu vous remettre tout cela, madame. »

            Plus sur de lui, il cherche dans sa poche une blague à tabac  l’ouvre, prend quelques feuilles vertes, fines et longues qu’il lui présente.

« Sentez-les ! »

Il se lève tranquillement de sa chaise, cherchant des yeux une théière qu’il met sur la table, verse  l’eau chaude pour ébouillanter la théière.  Après avoir jeté la première eau, il met dans le creux du panier des feuilles de thé, remplit la théière avec l’eau qui a légèrement refroidie. Ils attendent quelques minutes en silence, lui affairé au thé pendant qu’elle se rappelle la pensée de ce matin : elle ne boira plus d’eau chaude à ses petits déjeuners.

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